samedi 21 novembre 2009

Consommation et nouvelles technologies

C'est un grand plaisir pour moi de vous présenter aujourd'hui quelques extraits tirés de l'introduction de mon plus récent ouvrage (p. 12 à 16), Consommation et nouvelles technologies, Au monde de l'hyper.

Les fouilles archéologiques démontrent que, dès l’aube des temps, le développement technologique était étroitement lié à la survie; on pourrait donc qualifier de fonctionnelles les attentes dominantes des premiers hommes à l’égard des outils rudimentaires qu’ils ont inventés. Par là je veux dire que ces outils devaient remplir efficacement une fonction particulière ; par exemple, la lance avec une pointe en silex devait permettre au chasseur de tuer sa proie avant d’être lui-même dévoré. Il y a cependant lieu de croire que d’autres types d’attentes, symboliques par exemple, pouvaient également exister; comment expliquer la décoration sur la lance, sinon comme un symbole conférant un statut ou un pouvoir au chasseur? On peut donc dire que le développement technologique se faisait alors principalement selon un paradigme de nécessité.

Or, de toute évidence, tel n’est pas le cas actuellement dans notre société d’hyperconsommation; le développement technologique est aujourd’hui essentiellement dicté par des considérations commerciales, en tout premier lieu la nécessité pour les fabricants de différencier leurs produits de ceux de leurs concurrents. L’iPhone 3G, lancé au Canada en juillet 2008, en est un exemple éloquent. Loin de moi l’idée de dénigrer ce gadget qui de toute évidence plaît à un segment de marché bien précis; sinon, comment expliquer, lors de son lancement, les files d’attente interminables devant les magasins pour avoir le privilège d’être parmi les premiers à posséder cette merveille? Son design satisfait indubitablement des attentes esthétiques et ses nombreuses fonctions, trop nombreuses en fait pour l’utilisateur moyen, permettent à ses usagers d’en justifier l’achat sur le plan utilitaire (attentes fonctionnelles). La question n’est pas là. Le principal attrait du iPhone tient à l’image, au mythe devrais-je dire, qu’Apple a développée autour de celui-ci, comme autour de ses autres produits, l’iPod, par exemple; comme ce dernier, l’iPhone est un objet culte, un symbole de statut (attentes symboliques), voire, pour certaines personnes, une possession qui leur permet de rehausser une estime de soi un peu faible (attentes imaginaires). L’image de l’iPhone, comme celle de produits concurrents, tels le Touch Diamond (HTC) et l’Omnia (Samsung), offrant un design, des caractéristiques et des fonctionnalités très similaires, permet à Apple, HTC et Samsung de vendre leurs produits plus cher que d’autres produits de leurs gammes respectives, car les amateurs de ces gadgets sont moins sensibles au prix, pourvu que celui-ci demeure dans une gamme dont on a sans aucun doute établi les limites (attentes financières). On peut donc dire que le développement technologique se fait aujourd’hui selon un paradigme d’échange marchand. Qui plus est ce paradigme est également mercantile, il repose sur la cupidité, la recherche de profits excessifs, bien souvent sans égard pour la qualité et la durabilité du produit, les clients et les employés.

Sous une forme ou sous une autre, tout comme la technique, la consommation a toujours existé. Certes, on peut penser que l’homme des cavernes pouvait subvenir à toutes les nécessités de la vie — boire et manger, se vêtir et se prémunir contre les éléments — sans faire appel à qui que ce soit, sans même faire du troc avec ses semblables. Mais on se dit également que, au bout d’un certain temps, il a sans doute compris que tout faire seul était à la fois fatigant et ennuyeux; manger de l’ours pendant deux mois parce que celui qu’on a abattu faisait trois cents kilos peut devenir monotone alors qu’il est si simple d’en troquer quelques dizaines de kilos contre un peu d’élan que le voisin de caverne a tué de son côté. Cela fait de la variété à table et de la conversation avec ses semblables. Voilà comment on peut imaginer le début du commerce et de la consommation.

Aujourd’hui, rares sont ceux qui subviennent seuls à ce que nous appelons nos besoins. Il est vrai que certains confectionnent leurs vêtements, d’autres cultivent un potager ou élèvent des lapins, quelques-uns chassent le chevreuil ou le canard sauvage, plusieurs vont à la pêche; on en voit même qui fabriquent des meubles et qui assemblent leur propre ordinateur. Je n’ai en revanche jamais entendu parler de quelqu’un ayant réussi à fabriquer soi-même et sans outillage spécialisé le processeur sans lequel aucun ordinateur ne peut fonctionner; en fait, sauf à mener une vie spartiate recluse au fin fond des bois que même les plus convaincus défenseurs de la simplicité volontaire ne voudraient pas, personne ne peut subvenir seul à toutes les nécessités de la vie. Hier comme aujourd’hui, on ne peut pas ne pas consommer, c’est-à-dire s’adresser au marché pour acquérir des choses que requiert notre bien-être, voire notre simple survie. La consommation est en somme un acte essentiel. Elle est également essentielle sur le plan collectif — rappelons-nous les nombreux responsables politiques et représentants du monde des affaires qui ont incité les populations à reprendre leur consommation au paroxysme de la crise économique récente.

La consommation n’est pas seulement indispensable, c’est également une activité agréable, parfois ludique, source d’un plaisir que certains, il est vrai, s’autorisent à l’excès au point de crouler sous un endettement si démesuré qu’ils deviennent incapables de faire face à leurs obligations financières. C’est évidemment dramatique, tant sur le plan personnel que sur le plan collectif — cela a constitué un des principaux facteurs qui ont entraîné le monde dans la crise.

La technologie aussi a envahi nos vies. Plusieurs diront qu’elle a libéré l’homme. Vu sous un certain angle, c’est rigoureusement exact. Pensons aux corvées ménagères grandement facilitées par toutes sortes d’appareils électroménagers. Elle a aussi permis à l’homme d’exprimer plus aisément sa créativité; par exemple, des logiciels pas très chers permettent désormais à des personnes dont l’aptitude pour le dessin est limitée de créer des présentations et des sites web dont les illustrations rivalisent avec celles réalisées à main levée par un dessinateur professionnel avant l’ère de la micro-informatique. En conférant une grande liberté de mouvement à la classe moyenne, les véhicules automobiles ont permis le développement de l’Amérique du Nord telle que nous la connaissons aujourd’hui. Un transport aérien rapide et relativement bon marché a rapproché les continents et permis à des personnes disposant de revenus moyens de découvrir des contrées aussi exotiques que lointaines, un privilège autrefois réservé à une élite.

La technologie n’a cependant pas produit que des effets bénéfiques. Outre le fait d’exacerber l’individualisme, voire l’égoïsme, elle a paradoxalement aussi induit une forme de dépendance, parfois même de ce qui s’apparente presque à l’esclavage. Pensons aux millions de personnes qui, les yeux rivés à un écran, alignent jour après jour, dans bien des cas nuit après nuit, des milliers de lignes de codes pour apprendre aux ordinateurs comment traiter des quantités colossales d’information. Plus simplement, rappelons-nous notre désarroi lorsque notre ordinateur personnel tombe en panne. Et puis la technologie a contribué à élargir l’écart entre nations riches et nations pauvres, favorisés et défavorisés, bref elle a créé un fossé numérique.

Dans cet ouvrage, nous nous pencherons sur la place de la technologie dans l’évolution de nos sociétés et sur son rôle dans l’émergence de la société d’hyperconsommation. Nous dirons que ce rôle est à la fois direct, parce que le développement technologique a multiplié l’offre de produits dont sont friands les consommateurs, et indirect, parce que les nouvelles technologies ont transformé les secteurs de la production, du commerce et de la finance. Elles ont ainsi permis d’abaisser le coût de production, de créer un nouveau réseau de distribution en ligne, de concevoir des produits financiers dérivés. Bien entendu, il n’y a rien de mal dans ces progrès technologiques; c’est la nature humaine qui détermine l’usage positif ou négatif qu’on en fait. La réduction des coûts de production aurait pu être mise à profit pour réduire les prix, permettant l’accès d’un plus grand nombre aux produits; la cupidité humaine y a plutôt vu l’occasion d’augmenter la profitabilité des entreprises, après avoir bien sûr ajouté quelques fonctionnalités aux produits dans le but de les différencier des produits concurrents.

Nous n’avons pas voulu brosser ici un simple bilan historique des différentes technologies; bien sûr, nous en présentons l’évolution, mais en démontrant leur lien avec la consommation. Notre intention n’est pas de faire une énumération de toutes les versions et de tous les usages des nouvelles technologies; nous entendons simplement en décrire l’explosion avec suffisamment de précision pour qu’on mesure la place qu’elles ont fini par occuper dans nos sociétés. On ne trouvera pas non plus ici une critique acerbe de la technologie en général; d’autres avant nous se sont chargés d’en diaboliser l’usage. Comme dans nos autres travaux, notre critique est modérée et constructive. Nous cherchons à présenter les avantages de la technologie tout autant que les dérives qu’elle peut entraîner, à démontrer le lien étroit entre consommation et technologie, et à expliquer pourquoi hyperconsommation et hypertechnicisation de notre monde vont de pair.

dimanche 1 novembre 2009

La nature compensatoire de la consommation

Voici quelques extraits du livre « Consommation et image de soi, Dis-moi ce que tu achètes… » que j’ai publié en 2005 (pages 108 à 110). J’y démontre la nature compensatoire de la consommation pour certaines personnes.

Prolongeant la réflexion sur le rapport entre l’image d’un produit et l’image de soi, je voudrais démontrer le rôle compensatoire que peut jouer la consommation pour des personnes dont l’image de soi est négative, établie par leur faible estime de soi. Je propose d’appeler « inadéquation compensatoire » la relation entre l’image positive d’un produit et l’image de soi négative d’une personne qui achète pourtant le produit malgré l’inadéquation entre les deux images.

Ma démonstration touche six types de produits (biens ou services) : les parfums, les produits de luxe (croisières, hôtels réputés, vêtements griffés, etc.), les objets d’art, les sorties au restaurant, les cosmétiques et les vêtements. Afin d’établir cette inadéquation compensatoire, il est indispensable de démontrer que l’image de ces produits est positive, ce que confirment trois faits.

Premièrement, ceux qui mentionnent ces produits les jugent représentatifs d’eux-mêmes; qualifier de représentatifs des produits dont l’image est négative irait à l’encontre du principe de valorisation de l’image de soi. Deuxièmement, les principaux symbolismes liés à ces produits sont tous positifs. Troisièmement, la consommation de ces produits engendre des émotions positives, par exemple le sentiment de bien-être évoqué par toutes les personnes interviewées. Par ailleurs, l’image de soi des personnes en question est négative, comme le démontre leur faible estime de soi.

Par conséquent, selon Sirgy, la relation entre l’image (positive) de ces produits et l’image de soi (négative) de ces personnes est un exemple d’inadéquation positive. Il devrait en résulter que les unes n’achètent pas les autres puisque l’inadéquation entre leurs images respectives engendre un conflit. Tel n’est pourtant pas le cas, tout au contraire, car ces personnes achètent bel et bien ces produits. Je vois dans ce phénomène une forme de compensation; par leur consommation, ces personnes veulent exprimer quelque chose de positif au sujet de leur image, projeter une idée plus positive d’elles-mêmes. Cet exemple montre donc des relations d’inadéquation compensatoire.

Cette affirmation est étayée par l’existence de différences importantes entre les personnes dont l’estime de soi est faible ou très faible et celles dont l’estime de soi est forte ou très forte. Ainsi, une analyse du niveau de consommation révèle que 60% des personnes dont l’estime de soi est très faible considèrent qu’elles consomment plus que la plupart des gens; cette proportion est de seulement 24% pour celles dont l’estime de soi est très forte. Des écarts importants existent également au chapitre du caractère représentatif des produits. Ainsi, 80% des personnes dont l’estime de soi est très faible mentionnent les parfums comme des produits représentatifs d’elles-mêmes contre 38,5% de celles dont l’estime de soi est très forte; cette différence se maintient pour la catégorie des produits de luxe (66,7% contre 38,3%), pour les objets d’art (60% contre 7,7%), pour les sorties au restaurant (40% contre 21,3 %) et pour les cosmétiques (71,4% contre 28,6%).

Ces résultats démontrent sans équivoque que la consommation dans son ensemble, en particulier celle des produits mentionnés, est beaucoup plus importante pour les personnes dont l’estime de soi est faible; dans leur cas, la consommation est, me semble-t-il, une forme de compensation.